Le fruit et sa saveur

[…] Pour apprécier les saveurs sauvages et prononcés de ces fruits d’octobre, il est nécessaire de respirer l’air très spécial d’octobre et de novembre. L’air et l’exercice que prend le promeneur en plein air donnent à son palais une intensité différente, et il a très envie d’un fruit qu’un individu sédentaire trouverait âcre et acide. Ces fruits doivent être mangés dans les champs, lorsque l’exercice vous a stimulé le système, que le froid glacial vous pince les doigts, que le vent souffle avec fracas dans les ramures dénudées ou fait frissonner les quelques feuilles qui restent encore, et qu’on entend le geai pousser ses cris alentour. Ce qui parait acide à la maison est rendu doux par une marche vivifiante. Il faudrait étiqueter ainsi certaines de ces pommes : « à consommer dans le vent » […].

 

Leur beauté

Presque toutes les pommes sauvages sont belles. Elles ne peuvent pas être trop difformes, trop racornies, trop rébarbatives à regarder. Les plus difformes ont nécessairement quelques traits qui les rachètent au regard. C’est ainsi qu’on va découvrir à la surface une protubérance ou un creux, inondés ou éclaboussés d’une rougeur vespérale. Il est rare que l’été laisse passer une pomme sans rayer ou moucheter une partie de sa rotondité. Elle arbore des taches rouges qui commémorent les matins et les soirs qu’elle a contemplés ; des marbrures d’un roux sombre en souvenir des nuages et des jours brumeux et humides qui ont passé sur elle ; sur un vaste champ de vert réfléchissant l’apparence générale de la nature, vert comme les prés ; ou sur un fond jaune qui implique une saveur plus douce, jaune comme les moissons ou roux comme les collines […].

 

 

                     Henry D. Thoreau  (Extraits de : Les pommes sauvages, 1862)